L'activité agricole est toujours restée au centre des préoccupations des gouvernements camerounais. Une vision rétrospective du secteur de 1960 à nos jours dégage un vaste panorama d’expériences où se détachent les Missions d’encadrements, les Sociétés d’Etat, les multiples mécanismes d’appuis aux producteurs (financement, distribution d’intrants, campagnes phytosanitaires etc.), des Banques spécialisées et, plus récemment des Programmes.
Si on peut s’accorder que quelques résultats ont pu être obtenus, d’une manière générale, toutes ces initiatives ont été en deçà des attentes. A l’évidence, une grande partie des échecs est imputable à des problèmes de gouvernance opérationnelle, mais on peut aussi incriminer les défauts de conception de ces mécanismes dont les modes opératoires se sont révélés mal adaptés à un environnement complexe, discontinu et essentiellement informel.
Une économie nationale est un organisme où toutes les parties interagissent ; un programme agricole peut être totalement inopérant si des mesures connexes ne sont pas simultanément prises dans d’autres secteurs. Il en découle la nécessité d’avoir une vision globale de l’architecture du système qui définit les conditions macroéconomiques de viabilité d’une politique agricole. Une telle approche éviterait cet interminable et onéreux chapelet de solutions qui se réduisent le plus souvent à de simples dispositifs formels, opposant mécaniquement aux problèmes de fonds des solutions simplistes et des procédures, sans efficacité et sans impacts réels.
Le présent article vise à mettre en évidence deux problèmes essentiels qui, de manière radicale, rendent très problématique la réussite d‘une politique agricole au Cameroun. Le premier a trait aux difficultés d’intégration d‘une chaine productive dont les segments présentent d’importantes hétérogénéités technologiques, ce qui crée de graves discontinuités dans la filière et obture toute perspective de créer un tissu de PME agricoles viables. C’est le problème de la connivence de filière agricole. Le second, appelé verrou de la contrepartie extérieure, se situe à un niveau plus élevé et explique comment malgré les évidences, un potentiel agricole peut devenir inopérant.
I. LA CONNIVENCE DE LA FILIERE AGROINDUSTRIELLE
Il est instinctif de se demander devant les mangues qui pourrissent sur le marché ou la mévente de certains produits comment on n’arrive pas à les utiliser pour l’activité industrielle. Une telle interrogation, très répandue, traduit la méconnaissance profonde des lois de l’économie. Au Cameroun, il existe une grande hétérogénéité des modes de production qui vont de la petite plantation artisanale, réalisée au sein des familles avec des houes, jusqu’aux agro-industries disposant d’importants capitaux, une mécanisation lourde, une gestion formelle et une vocation exclusivement marchande. Les débouchés de ces modes de production comprennent l’autoconsommation, la vente sur les marchés urbains, les exportations et la livraison aux industries.
Mais il est important de noter que certains modes de production ne sont pas compatibles avec certains débouchés. Ainsi les entreprises industrielles utilisant les produits agricoles comme matières premières ont un fonctionnement stable, fondé sur des salaires réguliers, un rythme de production homogène, toutes contraintes qui les obligent à la prévisibilité, l’approvisionnement massif et une certaine stabilité des prix.
Par contre, l’agriculture artisanale fournit une production dont le volume peut être très élevé, mais en raison d‘une faible maîtrise des techniques sophistiquées, ce volume est trop tributaire du climat, de la qualité des terrains, des surfaces cultivées qui se modifient chaque année, du nombre d’opérateurs qui connaît d’importantes fluctuations et des incitations publiques plus ou moins intenses. Il en découle une offre agricole très instable qui se traduit par des prix très volatiles, totalement incompatibles avec le fonctionnement d‘une entreprise industrielle.
A cette instabilité intrinsèque de l’offre artisanale s’ajoutent les effets de marée de la demande des marchés urbains : même si des paysans s’engagent solennellement à livrer leur production aux industriels, ils ne le feront que si le prix les arrange, mais tenteront d’y échapper et de l’écouler sur d’autres marchés où les prix sont plus intéressants, ce qui est rendu facile par leur éparpillement sur le territoire.
On peut citer un grand nombre d’autres caractéristiques qui rendent la production artisanale impropre à l’approvisionnement industriel, d’où sa connivence avec l’autoconsommation et les marchés urbains, où les prix et les quantités offertes évoluent d‘heure en heure et de manière toujours imprévisible.
Les industries préféreront s’approvisionner à l’extérieur à des conditions plus maîtrisables. La seule possibilité où la production artisanale peut intéresser les industriels est que le produit présente, de par ses caractéristiques, une impossibilité pratique d’être détourné et que ses coûts de collecte ne soient pas trop élevés, ce qui ne s’applique que sur quelques rares produits (hévéa).
Les PME agricoles apparaissent comme la solution au marché industriel et c’est au fond l’essence de la politique agricole. Mais leur développement est confronté à un grave écueil. De fait, au fur et à mesure qu’une exploitation se modernise, elle incorpore le salariat, une administration, des services d‘approvisionnement, et d’autres mécanismes qui lui imposent un grand besoin de trésorerie, la sécurité des débouchés et la nécessité d‘anticiper les prix et ses recettes. Les marchés urbains dont les prix sont volatiles et imprévisibles ne peuvent plus lui servir de débouché et la seule issue devient le marché industriel.
Mais d’un autre coté, le marché industriel ne peut être ouvert aux PME que si celles-ci atteignent un certain volume de production et une certaine structuration leur permettant de respecter le rythme des approvisionnements et d’échapper à la déstabilisation permanente de l’offre des marchés urbains. La condition minimale pour que ces exigences soient respectées est que les PME atteignent un nombre suffisant, appelé seuil critique.
Et c’est ce seuil critique qui pose problème car il est très difficile à atteindre. Supposons par exemple qu’il soit de 100 PME agricoles et que le gouvernement instaure un programme de développement qui permette d’en créer 25. Comme ce nombre est inférieur au seuil, elles ne peuvent pas intéresser les industries. Mais d’un autre coté, elles ne peuvent pas appuyer leur développement sur les marchés urbains dont l’instabilité est incompatible à leur mode de fonctionnement. Trop peu nombreuses pour profiter du marché industriel, trop modernes pour survivre avec les marchés urbains, elles ne disposeront pas d’un marché adéquat et vont péricliter.
La seule possibilité pour rendre ces PME viables est de mettre sur pied tous le 100 à la fois ce qui et au-dessus des forces d’un pays comme le Cameroun.
La non-connivence est un verrou fondamental qui rend impossible le développement d’un tissu de PME agricoles. Pour en sortir il faudrait créer artificiellement les conditions d’un marché connivent, à travers un mécanisme qui rassure les PME d’un débouché stable et intéressant, plus conforme à leur mode de production, en même temps qu’il propose aux industries des conditions d’approvisionnement moins risquées. Un tel mécanisme prendrait la forme d’une Société de Développement de l’Agriculture Moderne (SODAM) qui cumulerait successivement les fonctions de :
- Magasin Général, dont l’objet est de gérer des entrepôts, où dans le cadre d'une opération de crédit, des commerçants, des industriels, des agriculteurs ou des artisans déposent des marchandises ou des produits pour être warrantées.
-Centrale d'achat, avec pour objet de regrouper les commandes d'un ensemble d’industriels et la centralisation de la production agricole ;
-Caisse de stabilisation et de soutien des prix, avec pour but de constituer un intermédiaire entre les producteurs et les négociants en vue de stabiliser les cours. Elle achète la production à un cours fixé à l'avance et le stocke, puis le vend aux industriels.
-Assurance Agricole
-Centre d’Information.
La SODAM éliminerait le verrou constitué par le problème des débouchés de l’agriculture moderne du Cameroun, car il est évident que si les PME pouvaient bénéficier des prix fixés d’avance suffisamment incitatifs, elles commenceraient à prospérer d’elles-mêmes. En permettant à la production locale d’approvisionner le marché industriel à des conditions de stabilité de prix et de garantie de quantité, en même temps qu’elle fournit un débouché stable et prévisible aux PME agricoles, une telle structure créerait les conditions de leur développement.
LE VERROU DE LA CONTREPARTIE EXTERIEURE
Le Verrou de la contrepartie extérieure est un frein macroéconomique qui trouve sa source dans l’évolution économique du Cameroun. Lorsque le Cameroun accède à l’indépendance, il est assigné à l’agriculture deux missions essentielles.
-Le premier porte sur son rôle traditionnel de nourrir la population comme cela avait été le cas depuis la nuit des temps. Cette option, qui s’était incarnée dans le mythique slogan « autosuffisance alimentaire », apparaissait aller de soi, car en en dehors de la zone sahélienne objet de famines sporadiques au rythme des sécheresses, le Cameroun n’avait pas de problème alimentaire.
Néanmoins, les pouvoirs publics avaient identifié quelques défis qu’il fallait surmonter à plus ou moins long terme. Tout d’abord, il y avait l’extension naturelle de la population dont la demande alimentaire ne pouvait être indéfiniment satisfaite avec les modes culturales archaïque qu’il fallait rapidement améliorer. En outre avec l’augmentation du niveau intellectuel et l’urbanisation, la population incorporait dans sa consommation de nouveaux biens alimentaires tels que le pain ou le sucre. L’Etat avait tenté d‘y répondre en acclimatant le blé (SODEBLE) ou en créant des entreprises répondant à a nouvelle demande (CAMSUCO).
Le second rôle que devait jouer l’agriculture était la production de devises. Pour en comprendre l’intérêt, il faut se souvenir que le commerce international n’est qu’un troc : pour qu’un Camerounais importe une voiture, il faut que d’autres Camerounais aient exporté une valeur équivalente en cacao, café, coton, bois, pétrole, etc.
Au début de l’indépendance la seule possibilité du pays d’avoir ces devises était les produits agricoles. D’où une vigoureuse politique d’encadrement des planteurs dans les produits de base, à quoi on pouvait ajouter de grandes plantations industrielles telles que HEVECAM ou la CDC.
Les devises générées par ces activités étaient très importantes. Mais comme la population était essentiellement rurale et fortement ancrée dans l’autoconsommation, elle ne consommait pas grand-chose de l’étranger. La consommation ne pesait pas sur la balance extérieure et l’Etat pouvait recycler ces devises en investissements productifs. D’où un taux de croissance annuel supérieur à 7% entre 1960 et 1987.
Malheureusement, ce développement créait lui-même son propre frein : en multipliant les écoles et les unités administratives, il gonflait en même temps le nombre d’intellectuels et la population urbaine, transformant ainsi une population qui produisait essentiellement les devises en une nouvelle population qui ne fait que les consommer. N’ayant pas pu ou su créer une industrie locale d’import-substitution qui aurait pu réduire cette pression aux achats extérieurs, le système productif s’est retrouvé totalement déséquilibré : la confrontation entre une demande explosive des devises face à une offre peu dynamique ne pouvait pousser le système productif que dans un déficit permanent de la balance extérieure dont il lui est impossible de sortir.
L’une des conséquences majeure de cette situation a été l’impossibilité de développer l’agriculture, à moins d’endetter le pays. Ce point est capital, car il révoque ce secteur du rôle privilégié que lui attribuent un grand nombre de personnes. La raison en est la suivante : la modernisation du secteur agricole n’est pas dissociable des machines et autres intrants qu’il faut importer et payer avec des devises.
Mais là n’est pas le problème, car les coûts de tels biens ne sont pas trop élevés et il est possible d’exporter une partie de la production en contrepartie. La difficulté apparaît avec l’utilisation que font les producteurs agricoles de leur argent. En effet, en améliorant sa production, on améliore en même temps le revenu de l’agriculteur et par suite, on modifie son profil de consommation au profit des biens manufacturés. Et de fait, on ne le verra pas se ruer sur les bâtons de manioc ou les paniers en roseau fabriqués par son voisin, mais sur le téléphone cellulaire, la télévision et la voiture qui sont importés.
Et comme les paysans sont très nombreux au Cameroun, la moindre augmentation de leur revenu amplifie jusqu’à l’extrême la demande des importations, démultipliant la pression sur la balance extérieure qu’ils précipitent dans un déficit durable. La conséquence ultime est qu’on remplace un déficit en biens alimentaires de 500 Milliards par un déficit en biens manufacturés de 750 Milliards, le pays se retrouvant plus endetté qu’auparavant.
C’est cette impossibilité de développer l’agriculture au Cameroun sans l’endetter qui constitue le verrou de la contrepartie extérieure.
Le verrou e la contrepartie apparait comme la conséquence d’un système productif peu diversifié et qui se traduit par une sorte de diarrhée du pouvoir d’achat. La moindre augmentation du revenu se traduit par une amplification plus que proportionnelle des produits importés, d’où une tendance permanente au déséquilibre de la balance de paiements et par suite, à l’endettement. Or comme les politiques de développement ont par essence pour vocation d’augmenter le revenu sans nécessairement entraîner une diversification conséquente de l’économie, il en découle un blocage du système productif et l’étranglement de la croissance.
Pour en sortir il faudrait trouver un mécanisme de rétention du pouvoir d’achat sur le territoire national ; Ce mécanisme est la mise en place d’un Système d’Echange Local (SEL) qui en l’occurrence prendrait la forme de la monnaie binaire. Pour en comprendre le principe, il faut rappeler que les autorités du Cameroun peuvent relancer la croissance par la consommation en revalorisant les salaires. Malheureusement, une telle augmentation, loin de profiter au secteur productif local, s’évacue en achats massifs de biens importés, aggravant le déficit de la balance commerciale et les menaces d’un nouvel endettement.
Pour sortir de ce piège, le Gouvernement peut quand même augmenter les salaires, mais avec des CFA barrés d’un trait. Contrairement au FCFA normal qu’on peut transformer en devises, les billets barrés ne sont pas convertibles et on ne peut les utiliser que pour acheter les biens locaux.
L’argent barré bloque ainsi le pouvoir d’achat sur le territoire national et permet le développement des activités incapables de survivre avec le FCFA normal. C’est cette situation où cohabitent deux monnaies dont l’une, dite « majeure » est convertible et l’autre, dite « mineure » est inconvertible qui constitue la Monnaie Binaire.
La Monnaie Binaire existe dans beaucoup de pays, mais sous une forme associative ou localisée. On peut citer le WIR en Suisse, l’Ithaca aux USA, le Chimgauer en Allemagne, le RES en Belgique, etc. En l’acclimatant au Cameroun et en la systématisant, nous doterions notre pays d’un système économique puissant capable de porter notre croissance à 8% en moins de 3 ans, permettant ainsi de réaliser le Programme des Grandes Ambitions en moins de 7ans et d’atteindre les objectifs de notre Vision en moins de 20 ans, ce qui est impossible autrement.
Conclusion
L’absence de connivence et le verrou de la contrepartie expliquent à eux seuls les échecs de nos politiques agricoles. Ni la mauvaise gouvernance si souvent évoquées, ni les problèmes de financement ou des difficultés foncières n’y ont joué de rôle déterminant. Tout au plus peut-on les considérer comme de facteurs aggravants. L’une des preuves saisissantes de cette conclusion est l’interminable liste d’échecs des élites, qui avec leurs moyens importants, leur accès au financement bancaire et les vastes espaces qu’elles ont pu acquérir auprès de leur communauté par des voies plus ou moins loyales, se sont lancées dans l’aventure agricole. Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, Ministres, Directeurs Généraux, Directeurs, officiers, députés, hommes d’affaires, tous pleins d‘enthousiasme ont initié des projets, mais les succès se révèlent très rares.
Les échecs de nos politiques agricoles ne viennent donc pas des raisons si souvent évoquées, mais des verrous macroéconomiques mis en évidence dans cet article et qu’il faut éliminer. Faute de quoi les chances de réussir un seul programme agricole sont pratiquement nulles malgré la bonne volonté de pouvoirs publics.
Dieudonné ESSOMBA
Ingénieur Principal de la Statistique Hors Classe
Cadre au MINAPAT
M. Essomba, votre expose est tres interssant et la proposition des solutions tres a propos. Toutefois, je me permets d'apporter une critique quant a la solution relative au VERROU DE LA CONTREPARTIE EXTERIEURE. Autant je suis d'accord avec pour ce qui est de l'idee d'une intermediation entre producteurs et industriels autant je pense que la solution de monnaie binaire ne resoud pas fondamentalement le probleme. Contraindre la population a ne consommer que des produits locaux alors que le tissus industriel est tres pauvre risque de delivrer des resultats tres mitiges sur le long terme. Certes la retention du pouvoir est un debut de solution. Les besoins en produits manufactures iront toujours croissants avec l'amelioration de la qualite de vie; les villes s'urbanisent, vous l'avez si bien note. Ce qui faudrait peut envisager c'est la production sur le sol camerounais d'une partie de ces produits manufactures. Bien sur pour realiser des economies d'echelle consequentes, il faudrait que les denouches aillent au dela du territoite national ( Cemac, voire Cdeao). Cela aura pour resultat de reduire les depenses de devises. En plus de cela, l'agriculture n'est le seul contributeur de notre balance commerciale. On peut generer plus de devises en combinant plusieurs autres approches de facon a couvrir nos besoins en importation. Par exemple la filiere devrait pat exemple developper des industries afin d'exporter les produits a forte valeur ajoutee, plutot que d'exporter des produits bruts. Egalement, il est imperatif de developper de facon globale notre tissus industriel, toujours dans l'optique d'exporter des produits a forte valeur ajoutee, et donc generant plus de devises ( et au passage plus de creation d'emploi).
Bien sur il ne s'agit de solutions toutes faites, mais plutot des pistes de solutions qui pourraient aider a adresser le probleme mentionne en objet.