[i]Par ESSOMBA Dieudonné, Ingénieur Principal de la Statistique
Chargé d’Etudes au Ministère de l’Economie, de la Planification et de l’Aménagement du Territoire du Cameroun – Yaoundé[/i]
1. Un étrange vocabulaire
« Suivant les termes de référence du séminaire et/ou atelier de validation participative du projet pour l’actualisation et la finalisation du draft zéro des études stratégiques préalables à la rédaction du document de stratégie de développement du secteur X, la Cellule opérationnelle de ce département ministériel transversal va dérouler l’approche méthodologique de la stratégie des renforcements des capacités et de mise à niveau des personnels des démembrements de l’Etat du Cameroun en s’arrimant à une démarche stratégique et participative de développement et de croissance basée sur le down-top et non le top-down pour réaliser les OMD et rester en phase avec le DSRP, afin d’améliorer la chaîne de dépense PPBD et impulser l’efficience et la compétitivité de l’économie camerounaise, dans un contexte de lutte contre la pauvreté et pour mettre résolument le Cameroun dans la voie de la modernité et la réponse stratégique appropriée aux défis de la mondialisation… etc. ».
Tel est le discours alambiqué de la nouvelle espèce des économistes administratifs qui vont sortir le Cameroun de la crise. Ni les hommes qui ont la tête sur leurs épaules, ni les économistes ne se retrouvent dans l’étrange littérature qui s’est imposée en Afrique avec les programmes d’ajustement. Néologismes étranges, anglicismes disgracieux, concepts élaborés, sigles bizarres paillettent d’interminables phrases dont on écarquille les yeux pour en saisir le moindre sens.
L’administration économique est devenue un vaste théâtre comique où s’exhibent des histrions de tout poil, chacun armé de son galimatias sonore. La mode a quitté l’habillement pour se réfugier dans la gestion administrative : la coiffure Afro a été remplacée par les ateliers de validation participative, les documents stratégiques, l’arrimage à la modernité, les termes de référence et les matrices d’action. Et comme dans la mode, l’apparition d’un concept illumine tout le débat de ses gerbes multicolores, avant de s’éteindre comme un feu de paille, relayé par un autre plus nouveau et plus beau.
Nous ne gérons plus l’économie, nous gérons les mots.
2. Séminaires
Séminaires, atelier, colloques… Le spectacle de ces occurrences rappelle, en plus dérisoire, les sketches de Jean MICHE KANKAN. Un appel d’offres, un Consultant et une « Cellule Opérationnelle » dont on ne sait de quelles opérations elle est chargée. Le Consultant lui-même n’est souvent qu’un prête-nom, l’inspirateur du marché faisant faire l’étude par quelques jeunes fonctionnaires et la recyclant subrepticement en travail de Cabinet.
D’ailleurs, qu’y a-t-il à faire ? Les sujets d’études portent sur la pauvreté, la mauvaise gouvernance, l’impéritie des élites africaines et les thèmes misérabilistes de l’enfance en danger ou de la femme battue. Il suffit d’aller sur Google, de taper le titre de l’étude et de voir défiler les milliers de documents de même acabit qui se passent et se repassent dans les centres d’analyse sociale du monde entier. Il ne reste plus qu’à découper les extraits intéressants, les coller, les ajuster et pour peu qu’on dispose d’une plume relativement légère, le draft zéro sera prêt en une semaine.
Ne reste plus que la validation, au cours d’un grand « séminaire» dont la dramaturgie est réglée comme du papier à musique : discours d’ouverture, petit déjeuner, élection du Bureau, café, travail de Commissions, déjeuner, sortie nocturne, boisson, sommeil, déjeuner, etc.
Mais personne n’a vraiment lu le document et c’est dans la salle aux lambris dorés d’un Hôtel de Kribi qu’on s’empresse d’y jeter quelques coups d’œil furtifs. Tiens, tiens, voici un « s » oublié, c’est ma contribution !
Et ne faites pas l’imbécile ! Une bonne âme s’empressera de piloter votre attitude par des clignements d’œil et des froncements de sourcils: il vous veut du bien ; vous avez une famille qu’il faut la nourrir. C’est cela l’essentiel : en Afrique, les gens ont faim et le raisonnement ne nourrit pas son homme. D’ailleurs, en économie, rien n’est parfait et un document qui a déjà mobilisé beaucoup d’argent, de débats et d’heures de travail doit être validé.
La critique doit être aseptisée, le discours cotonneux, les formules convenues : « Ce document est très bon, il suffit de le réajuster… » ; « Beaucoup a été fait, il faut parachever » ; « Je vous félicite de vos efforts qui sont méritoires. »…
Après deux jours de travail harassant, le document est validé, sous les applaudissements nourris des participants, chaleureusement remerciés pour leur grande disponibilité et la qualité des échanges, comme au bon vieux temps des Conseils d’administration. Et puis vient l’essentiel, « l’émargement » : 50.000 FCFA par jour pour des sous-fifres, des centaines de milliers pour l’encadrement technique, des millions pour la « coordination ».
Voilà, le tour est joué : un document que n’avouerait pas un étudiant en maîtrise comme mémoire a avalé 100 Millions.
Mais ne leur demandez pas pourquoi cela ne marche pas, pourquoi il n’y a pas d’écoles, de prison, d’hôpitaux, de stades, d’emploi, d’entreprises ! Ils ont fait leur travail, organiser le séminaire. Le reste est à la « volonté politique ».
La volonté politique, un nouveau dieu qui a bon dos : quand il aura le temps, il nous rendra plus puissant que les USA et nous aurons plus de médailles que la Chine dans les Jeux Olympiques… Pour le moment, il est encore trop occupé à masquer nos impotences intellectuelles et nos cupidités.
Hélas ! L’administration camerounaise se noie dans un marécage verbal, où la phraséologie et les grand-messes tiennent lieu d’action. Le pays sombre dans la folie : DSRP, stratégies sectorielles, feuilles de route sont devenus des leitmotivs qu’on rabâche de manière homérique dans des discours creux, et qu’on replie sur eux-mêmes comme des projets autonomes, dans un cycle infernal de révision, actualisation, puis révision encore, puis actualisation, et encore et encore !
3. La Cause principale
Cette situation est à rattacher sans conteste à l’action du FMI. Autrefois, l’Etat intégrait toute une chaîne d’activités qui allait de la conception des programmes jusqu’à leur réalisation effective. Un Ministre devait, non seulement concevoir la politique, mais aussi s’assurer que la production suivait et c’est sur ces résultats palpables, tangibles qu’il était jugé.
Mais cette institution dont la science infuse ne se trompe jamais est venue « ajuster structurellement » l’Etat qui ne devait plus intervenir dans la production et dont la masse salariale devait être plafonné à une fraction du budget.
Les sommes ainsi amassées se retrouvant affectées presque uniquement à des opérations bureaucratiques pompeusement appelées « régulation », la conséquence automatique a été le confinement de l’Etat à la paperasse et l’affectation de deux tiers du budget aux réunions, aux manifestations festives, aux séminaires, aux colloques et aux missions.
Un langage étrange, fait de concepts abscons, de sigles mystérieux, de terminologie militaire et de charabia pseudo-scientifique a remplacé le discours sobre et clair des sociétés en bonne santé mentale que nos pays furent avant son arrivée. On n’était plus en présence des programmes et des projets physiques que tout le monde pouvait voir et évaluer, mais des opérations à grand spectacle comme les consultations participatives, où se côtoient paysannes revêtues de robes multicolores, chefs traditionnels couverts de chéchias, représentants d’ONGs, membres du clergé et responsables de l’administration publique, sous l’œil bienveillant et paternaliste d’un fonctionnaire du FMI ! Dramaturgie folklorique, assaisonnée à la sauce tropicale, pour mener de profondes réflexions économiques !
Les sommes engagées pour organiser les manifestations sur l’élevage en Afrique auraient suffi à produire du poulet pour plusieurs générations d’Africains, au lieu de quoi, elles ont été affectées à des colloques, les NEPAD et autres DSRP, sous prétexte que c’est au privé de s’en occuper !
Le privé ! De qui se moque-t-on ? Que les pontifes du FMI, du haut de leur chaire embrumée de la finance mondiale, viennent pontifier sur nos mauvais choix, soit. Que de jeunes bambins dont le verbe dégouline encore du lait de l’Université viennent débiter en savants cum libro les leçons apprises sur la compétitivité et les courbes putty-putty, passe encore. Mais que dire lorsqu’un Camerounais de 50 ans se jette aussi dans cette cohue et tient le même discours ? Tout se passe comme si Ahmadou Ahidjo ou Paul Biya des années d’avant la crise avaient été d’horribles dictateurs communistes qui égorgeaient les hommes d’affaires ! Au mépris du bon sens, au mépris de la vérité historique, on occulte le fait éminent que c’est justement à cette époque, que les dirigeants, au-delà de ce qu’on peut leur reprocher, ont fabriqué ex nihilo un privé local, avec des crédits souvent mués en subventions ! On oublie de dire que c’est en désespoir de cause, face à la faiblesse même du privé national et la directivité des capitaux étrangers que ces dirigeants, beaucoup plus intelligents qu’on ne le croit, ont été amenés à intervenir : en les protégeant contre la corrosive compétition internationale, en les finançant, en les formant, en annulant les dettes, en annulant les impôts, en les soutenant à l’extérieur pour avoir des financements. Et c’est justement pourquoi les rares Camerounais qui peuvent mériter le nom d’opérateurs économiques sont en majorité les rescapés de cette époque. Et que ceux d’aujourd’hui, plus nombreux, mais mal encadrés et laissés à eux-mêmes, sont de simples francs-tireurs.
Une communauté normale, qui comprend exactement ce qu’elle recherche ne s’exprime pas de manière aussi alambiquée. Ce charabia n’est pas seulement un inoffensif pédantisme de mauvais goût masquant à coup sûr une désolante vacuité intellectuelle, mais il est devenu très dangereux.
Tout d’abord, il a émasculé notre administration publique en développant une gluante ambiance de duplicité et mensonge, où on ne rencontre plus guère de gens capables de donner leur opinion, y compris dans des domaines scientifiques. L’esprit de flagornerie, la systématisation du soupçon, les réseaux d’allégeance, les corporatistes diverses ont anémié les capacités de jugement et d’argumentation des agents publics, au point où la pensée de la hiérarchie administrative est devenue la théorie scientifique, quelquefois contre la volonté même des Chefs de Département au nom duquel ces flagorneurs prétendent parler : « Le Ministre pense ceci ! Le Secrétaire Général a dit cela ! »
Mais un tel jeu cesse d’être amusant quand il devient l’occasion de se moquer du Chef de l’Etat. Je ne sais quel économiste de pacotille lui a inspiré l’idée d’un taux de croissance à deux chiffres, mais quand les responsables d’une administration reproduisent psittaciquement un tel objectif au lieu de l’éclairer, on flotte entre deux attitudes : lui jouent-ils la comédie ou n’ont-ils pas réellement conscience de ce qu’on appelle un taux de croissance à deux chiffres ? Dans le premier cas, ils sont félons et dans le second, ils sont ignares.
Car, avant de parler de croissance, il faut d’abord expliquer de quoi il s’agit.
4. Signification du taux de croissance
Depuis quelques années, la croissance au Cameroun plafonne à 4%, soit, en tenant compte de la croissance démographique qui est de 2,8%, un gain de l’ordre de 1% pour le revenu moyen. A ce rythme, il faudrait soixante ans pour le doubler… C’est beaucoup trop faible.
Et pourtant, aussi misérable soit-il, ce taux aurait été le bienvenu s’il avait au moins signifié une certaine vitalité du système productif ! Mais ce n’est pas le cas puisqu’il s’explique simplement par la modification du profil socioprofessionnel. Il suffit en effet d’étudier l’évolution du revenu d’un même niveau intellectuel au cours du temps : quel que soit celui qu’on prend, paysan, menuisier, instituteur, médecin, ingénieur, tous dévoilent d’abord une augmentation de 1960 jusqu’au milieu des années 80, puis une baisse systématique impossible à réprimer.
Pour saisir concrètement la situation, prenons une femme de ménage qui gagnait 25.000 FCFA en 1980 et dont la fille, après une longue scolarité, devient infirmière et gagne 50.000 FCFA en 2008. D’un point de vue statistique, il y a eu amélioration dans cette petite famille et c’est à ce niveau que se limite le raisonnement de la plupart des gens. Seulement, notre jeune infirmière ne compare pas sa situation à celle de sa mère, mais à celle de leur voisine qui était infirmière et qui gagnait à l’époque 100.000 FCFA. Elle constate alors que sa situation s’est dégradée.
Il est très important de comprendre cette nuance qui, parce qu’elle est ignorée, masque des vérités redoutables sur notre situation : un médecin, un ingénieur ou un avocat ne juge pas son revenu en référence à celui de son père qui était paysan, mais à celui des gens qui l’ont précédé et qui avaient son statut. Aussi, une croissance statistique de 4% du PIB au Cameroun n’a pas une grande signification puisqu’elle est trop faible pour compenser l’amélioration des statuts professionnels. Et parce qu’on méconnaît cette réalité, on se retrouve devant la dramatique confrontation entre les pouvoirs publics qui ne comprennent pas pourquoi les populations sont si exigeantes et les populations qui les soupçonnent de voler les fruits de la croissance… Comme d’habitude. Et à l’immense joie du FMI qui en tire une belle excuse à l’échec de sa thérapie : « n’avez-vous pas vous-même constaté la croissance ? Si la situation ne s’améliore pas, demandez à vos élites ! » Il est certes vrai que nous lui facilitons la tâche, avec notre cupidité et notre sottise.
C’est donc dire que si la structure socioprofessionnelle était déjà stabilisée comme ailleurs dans le monde, le PIB de nos pays se serait écroulé. Chaque fois qu’une telle évolution a apparu dans une communauté humaine, soit elle a émigré, soit elle a disparu à tout jamais de la terre.
Le fait que cette situation se retrouve en Afrique de manière aussi massive et perdure est un cas unique dans l’histoire de l’Humanité et traduit une pathologie d’un exceptionnelle gravité, sans le moindre rapport avec la notion classique de sous-développement : elle montre simplement que le système économique est mort, en « état occlus ». Il ne dispose plus d’une vie propre et sa taille n’est que le reflet mécanique de son niveau d’insertion, autrement dit, du volume des recettes extérieures que les puissances dominantes veulent bien lui-même accorder.
Cette situation est donc qualitativement différente de celle des autres parties du monde et n’accepte aucune comparaison. Les mirages entretenus dans les diverses conférences sur la prochaine croissance africaine sont fallacieux et même dangereux, car ils empêchent de regarder la réalité en face pour lui apporter une solution idoine, tout en préparant les autres à un immense éclat de rire. Car, dans vingt cinq ans, alors que nous végéterons toujours au niveau actuel, on ne s’empêchera pas de ricaner en traitant une fois de plus la race nègre de Toto de l’Humanité.
Cette analyse dévoile une lourde hypothèque sur notre croissance : le taux actuel de 4% traduit une simple extension végétative, liée à l’effet conjugué de la démographie et de la modification du profil socioprofessionnel. Le porter et le maintenir à 5% pendant les dix prochaines années, c’est-à-dire, ajouter un seul point de croissance signifierait immédiatement la résurrection du système et un début de vie autonome, ce qui requiert une rupture qualitative dans nos choix stratégiques. Mais au regard de nos engagements vis-à-vis de la communauté internationale, et malgré les apparences, obtenir ce petit point est plus difficile que transporter une montagne sur son dos…
Maintenant, parlons du taux de croissance à deux chiffres qui, pour s’en faire une idée, permet de doubler le salaire moyen tous les sept ans. En tenant compte de l’évolution de sa carrière, un instituteur qui aurait commencé avec 100.000FCFA en 2000 gagnerait actuellement 260.000FCFA et atteindrait 600.000FCFA en 2014, avant de caresser 1.400.000 FCFA en 2021, dans 13 ans…
Comme on peut le constater, ce genre de situation qui rappelle les Mille et Une Nuits n’apparaît que dans certaines circonstances particulières. De tels taux relèvent en effet d’un processus de rattrapage de communautés disposant des arguments analogues à ceux des pays plus évolués, mais qui, pour des raisons multiples, sont restées bloquées. Ces arguments tournent essentiellement autour d’une population importante en nombre et en qualité que le pays doit avoir lui-même ou qu’il peut trouver auprès de très proches voisins. A quoi s’ajoute, dans une moindre mesure, l’abondance des richesses naturelles.
Les raisons du blocage peuvent être politiques, idéologiques ou organisationnelles. La suppression de ce blocage permet alors au système de se détendre comme un ressort et d’atteindre rapidement le niveau économique qui convient à ses arguments.
Les conditions pour réaliser de tels taux se réduisent ainsi à deux cas parfaitement identifiés.
Le premier a trait aux petits pays situés à côté d’un grand pole industriel dont ils peuvent récupérer des segments productifs très exigeants en main-d’œuvre. Elles sont toujours de taille réduite et présente avec l’économie centrale de fortes proximités anthropologiques, idéologiques ou sociologiques : c’est le cas des dragons d’Asie du Sud-est qui entourent le Japon comme autant de sentinelles (Corée du Sud, Singapour, Taiwan, Hongkong), mais aussi certaines parties de l’Europe comme le Portugal ou le Sud de l’Italie.
Ils peuvent alors atteindre à leur tour un niveau industriel considérable leur permettant d’entrer en compétition avec le pole central.
Le second concerne les pays continentaux comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Leur taille gigantesque interdit toute satellisation et ils n’ont jamais eu des rapports de dépendance aussi intenses avec des puissances extérieures comme les pays africains. Leur caractéristique est qu’il dispose d’un marché colossal capable d’entretenir un puissant réseau industriel interne et des moyens diplomatiques suffisants pour résister aux pressions de l’Occident, protéger leurs industries naissantes ou imposer leur participation dans des segments importants de grandes filières de production, par exemple lorsque la Chine exige d’Airbus d’installer une partie de ses usines à Beijing…
Tels sont les deux seuls cas où un pays peut envisager une croissance à deux chiffres. Pour une économie en état occlus, la seule possibilité se réduit à une richesse naturelle fabuleuse comme un grand gisement de pétrole qui étend brusquement ses capacités d’exportation et son PIB dans les mêmes proportions. Mais dans ce cas, la croissance est sporadique.
Le Cameroun n’est pas situé à côté d’un pole central avec lequel il partagerait la même proximité anthropologique ou idéologique et qui le tirerait par délocalisation de certaines industries, ses voisins étant aussi pauvres que lui. En outre et malgré notre fierté, notre pays reste moyen même à l’échelle de l’Afrique. Sa population de moins de 20 millions d’habitants est essentiellement formée de jeunes enfants et elle est coupée en deux, avec d’une part, une minuscule élite intellectuelle réellement fonctionnelle parce qu’elle comprend français ou anglais, langues du monde, de l’administration et des affaires, et une population essentiellement rurale, écartée des centres de décisions et confinée à des techniques archaïques dont il n’y a pas grand-chose à attendre.
Ce n’est pas le cas dans les autres zones où il n’y a pas cette coupure et quand on dit que la population active est de 10 Millions d’habitants, c’est bien 10 Millions d’individus capables de s’insérer à des niveaux divers des secteurs productifs même modernes. Au Cameroun, il faudrait tout traduire en Eton, en Bamenda ou en Fulbé pour espérer activer cette population écartée…
Le dernier coup de massue vient des besoins d’une concurrence échevelée : dans un monde où les pays émergents arrachent à en pans entiers les marchés traditionnels de l’Occident, celui-ci n’a trouvé mieux que de renforcer sa compétitivité en important nos cerveaux. Médecins Ingénieurs, chimistes, informaticiens, ils viennent tout prendre… Les plus jeunes et les plus capables. Hélas ! Tous s’en vont…
Ce n’est certainement pas avec la minuscule poignée qui reste qu’on peut impulser une croissance à deux chiffres : une seule entreprise comme Renault avec ses 150 000 employés absorberait déjà tous les Camerounais encore disponibles d’un niveau supérieur au BEPC et il n’y aurait plus rien du tout pour une autre entreprise. Et la croissance s’arrêterait là…
Le Cameroun n’est donc pas un ressort écrasé qu’il suffirait de libérer pour lui restituer sa place réelle. Sa seule espérance pour augmenter sporadiquement son PIB reste dans l’activation des capacités exportatrices inutilisées, ce qui n’est pas évident. Car, même si on peut lui concéder une très large variété de ressources naturelles, leur volume global est relativement faible et, jusqu’à nouvel avis, les immenses puits de pétrole restent encore hypothétiques.
Dans ces conditions, l’idée qu’un pays inséré en plein cœur de l’Afrique et moyen en tout, en taille, en superficie, en population, en richesse du sous-sol et en aptitude puisse atteindre une croissance à deux chiffres est un rêve éveillé. Avec l’actuel mode de gestion bâti sur les mots sonores et la vantardise, le taux moyen au cours des dix prochaines années ne dépassera guère 4%, des périodes d’atonie alternant avec quelques flambées dues à une trouvaille minière.
On peut éventuellement ressusciter le système en le portant à 5% si on débarrasse le pays du fatras de « documents stratégiques » et qu’on revienne à un Plan National de Développement, simple, clair et compréhensible, inspiré par le Chef de l’Etat et voté par l’Assemblée Nationale, accompagné d’une protection ferme du territoire pour les industries jeunes et l’interdiction pure et simple des produits usagés venus de l’extérieur. Dans la même lignée des pays d’Asie du Sud-est qui pendent haut et court ceux qui tentent d’en importer.
On peut espérer 6% si on supprime totalement toutes les frontières du Golfe de Guinée tout en protégeant les entreprises naissantes contre leurs rivales occidentales. C’est le maximum possible avec un pays disposant des arguments du Cameroun dans le cadre actuel.
Pour franchir le cap de 7% fixé par les pompeux OMD et atteindre le maximum absolu de 9%, il faudrait modifier les paradigmes et créer un nouveau système économique permettant à de multiples niveaux technologiques de survivre et à l’artisanat local de prospérer. La solution est la monnaie binaire qui crée deux réseaux d’échanges parallèles qui ne s’entravent pas. De telle sorte que celui qui veut s’habiller en costume Pierre Cardin n’en soit pas empêché, mais qu’il s’oblige lui-même à vendre à l’extérieur pour avoir les euros qu’il veut dépenser. Faute de quoi il devra se retourner vers le costume obom fabriqué localement avec une technologie locale et qu’on vend en FCFA.
Ce n’est pas en se gargarisant de mots creux, de fanfaronnade et d’autoglorification que le Cameroun sortira de la pauvreté, mais par une analyse mathématique et implacable de la réalité. De ce point de vue, nos arguments sont trop faibles pour ajouter un seul point de croissance sur les 4% actuels, tant que nous resterons dans l’ordre actuel des choses. Il n’existe aucune technique humaine capable de modifier la situation tant nous resterons dans ce cadre et tous nos efforts sont voués à l’échec. Cette vérité est peut-être difficile, mais il faut la dire parce qu’il s’agit là d’un signe d’amour pour la communauté nationale et de loyauté à son Chef. Afin qu’il n’apparaisse pas comme le vendeur d’illusions qu’il a toujours refusé d’être.
Au lieu de se taire pour dire après : « Biya avait promis un taux de croissance à deux chiffres, il n’a même pas atteint 5% ».