Excellence Monsieur le Président de la République,
Dans votre discours de fin d’année, vous êtes revenus avec une préoccupation récurrente : « J’en profite pour rappeler, une nouvelle fois, que dans les circonstances présentes la sous-consommation des crédits est incompréhensibles ».
Ces mots fermes relayaient un grand nombre d’interpellations sur la nécessité de réaliser les investissements effectivement prévus dans le budget, afin de relancer la croissance du Cameroun, plombée à un niveau végétatif (3%).
Une situation invraisemblable quand on connaît les immenses besoins du pays et l’extrême empressement des hauts responsables camerounais à dépenser l’argent de l’Etat. La problématique a fait l’objet d’un grand nombre d’études et de débats au sein des institutions camerounaises et dans les médias, mais sans autre résultat que l’ « identification » des prétendues causes : mauvaise gouvernance, procédures lourdes, refus des gestionnaires d’engager des dépenses quand ils n’y gagnent rien, etc.
En réalité, la sous-consommation des crédits est un problème plus compliqué que cette vision simpliste. Pour bien l’appréhender, il est nécessaire de distinguer deux types de pouvoirs d’achat au Cameroun : un pouvoir d’achat intérieur ou invise, qui regroupe les revenus issus des activités s’opérant sur le territoire national et n’ayant aucune vocation à l’exportation. Un pouvoir d’achat extérieur ou devise, issu des revenus d’exportation, des recettes touristiques, des dons et des transferts de la Diaspora.
Les deux pouvoirs d’achat sont strictement étanches. En effet, comme le commerce international n’est en définitive qu’une forme sophistiquée de troc, on ne peut acheter à l’étranger qu’en proportion de ce qu’on peut y vendre. Par suite, les revenus issus des produits et services locaux qui ne sont pas exportables ne peuvent être convertis en devises et n’ont aucun intérêt pour l’extérieur.
La difficulté vient de la monnaie nationale qui vient masquer cette étanchéité : sur le territoire national, les produits locaux et étrangers s’expriment tous en Francs CFA. D’où l’illusion que le CFA est capable de tout acheter à l’extérieur. Mais cela n’est possible que dans les limites des devises contenues dans cette monnaie, car le FCFA ne crée pas de nouvelles devises ; il ne permet pas d’acheter à l’extérieur plus que ce que nous y avons vendu.
L’impossibilité de transformer le pouvoir d’achat local en pouvoir d’achat extérieur a un impact négatif sur la réalisation du Budget du Cameroun, équilibré en recettes et en dépenses à 2570 Milliards en 2010. Ainsi, le Budget camerounais représente 25% du PIB ; il contient donc 25% des 2000 Milliards de devises produites par le Cameroun à travers ses recettes extérieures, soit 500 Milliards de FCFA en devises.
Si les dépenses budgétaires du Cameroun n’entraînaient que ces 500 Milliards de dépenses en devises, son Budget n’aurait aucun problème. Malheureusement, ce budget se caractérise par une amplification des dépenses extérieures qu’alimentent le remboursement de la dette, l’achat des voitures, le remplacement des équipements à tout bout de champ, la multiplication des missions à l’étranger, le désir noble et légitime d’augmenter l’investissement et la modification du profil de consommation des agents publics dont le niveau intellectuel moyen s’élève d’année en année.
Pour l’année 2010, les devises contenues dans les dépenses budgétaires atteignaient 900 Milliards, un chiffre nettement supérieurs aux 500 milliards de devises contenus dans les recettes. C’est précisément ce gap de 400 milliards, difficile voire impossible à combler, qui est à l’origine de la sous-consommation du crédit au Cameroun, suivant un processus que nous pouvons résumer en quatre points :
1. Le Budget de l’Etat est essentiellement formé de recettes prélevées sur le pouvoir d’achat intérieur, autrement dit, sur les activités de service et de commerce dispensées à la population camerounaise ;
2. Il ne peut donc pas être utilisé pour acheter des bulldozers et autres engins nécessaires pour les investissements physiques à réaliser, car ces bulldozers ne s’achètent qu’avec le pouvoir d’achat extérieur que procurent les exportations ;
3. Malheureusement, les responsables en charge de confectionner le budget ne comprennent pas cette différence et dans leur illusion que le FCFA peut tout acheter, ils ont tendance à élever leurs prétentions d’achats extérieurs au-delà du contenu en devises du budget, tentant ainsi de convertir un pouvoir d’achat local en un pouvoir d’achat extérieur ;
4. Comme cette mutation est impossible, on ne peut aboutir qu’à trois issues :
-soit, on se retrouve avec d’importantes sommes oiseuses d’un argent inutile, à côté des investissements irréalisables ;
-soit on tente de forcer la réalisation de ces investissements, mais comme ce pouvoir d’achat local n’a aucune valeur à l’extérieur, un tel forcing pousse à un nouvel endettement ;
-soit, on dilapide ces sommes oiseuses dans les activités qu’on peut réaliser sans faire appel aux importations massives (séminaires, pose de la première pierre, détournements de fonds, etc.) ;
Contrairement à l’idée commune, on ne peut l’éliminer ce problème par l’amélioration de la gouvernance dont les défaillances se présentent davantage comme des facteurs aggravants. En l’absence d’importants gisements de pétrole qui permettraient de desserrer l’étau extérieur, il ne reste que deux solutions :
Une solution provisoire : l’abaque budgétaire
Le problème du Budget du Cameroun ne se trouve pas dans son volume qui est relativement faible, mais dans une surdose des dépenses en devises. On ne peut le résoudre autrement qu’en ajustant le contenu en devises des dépenses au contenu en devises des recettes. De manière plus concrète, il s’agit :
- d’une part de confectionner un abaque budgétaire, c’est-à-dire, un instrument qui présente le montant en devises qu’entraîne telle ou telle dépense. Par exemple et à titre d’illustration, lorsqu’on engage 100 FCFA de dépense :
- pour une mission à l’intérieur, on dépense 30 FCFA en devises ;
- pour une mission à l’extérieur, on dépense 90 FCFA en devises ;
- pour un kilomètre de route bitumée, on dépense 45 FCFA en devises.
-d’autre part, au moment où on arrête le Budget d’un Ministère, on devrait lui imposer en même temps un plafond en devises dans ses dépenses. Un Ministère dont le Budget est de 10 Milliards de FCFA devra non seulement respecter ce Budget (caractère limitatif des crédits budgétaires), mais aussi respecter un plafond de 2 Milliards de FCFA en devises destinées aux achats de biens et services à l’extérieur.
2. Une solution définitive, la Monnaie Binaire.
La seconde solution est une extension de l’abaque budgétaire dans l’ensemble de l’économie, suivant la logique suivante : le Cameroun est capable de fabriquer un grand nombre de produits qu’il importe aujourd’hui, tels que les habits, les chaussures, les biens alimentaires, les ustensiles de cuisines, certains produits électroniques etc. Il l’a fait naguère et peut également le refaire, mais à la condition que l’industrie nationale soit préservée des effets corrosifs d’une compétition extérieure de plus en plus agressive et des importations-brocante qui inondent le marché local de produits usagers et obsolètes, à des prix pratiquement imbattables.
Cette corrosion assèche les capacités productives du pays et plombe son taux de croissance, et au regard du retard industriel du pays et de l’étroitesse du marché, la recherche de la compétitivité est un combat impossible à gagner. Au lieu de s’épuiser dans cette voie sans issue, pourquoi ne pas simplement créer, à côté du CFA, une monnaie locale totalement inconvertible, de manière à ce que ces produits locaux puissent être vendus uniquement avec cette monnaie ? De cette manière, une veste importée coûtera en FCFA, mais une veste cousue localement coûtera en cette monnaie locale. Les deux biens fonctionnant sur deux monnaies différentes et étanches, ne seront plus en concurrence et les vestes locales pourront prospérer dans le réseau local fondé sur la Monnaie locale.
Un système proche fonctionne en Suisse depuis 1934 où cohabitent de manière binaire le Franc Suisse et le WIR, et dans la ville américaine d’Ithaca qui fonctionne avec le dollar et les Hours depuis 1987.
Ces systèmes, conçus pour combattre le chômage et les délocalisations, constituent également la solution au sous-développement de l’Afrique. Ils constituent la seule piste capable de réaliser la Vision et stabiliser la gestion du budget.
Faute d’appliquer l’une de ces deux solutions, il y a lieu de craindre que les difficultés budgétaires notées au cours des années précédentes s’accélèrent, à savoir :
-l’impossibilité de réaliser les Grands Projets, en dehors de ceux directement financés par l’extérieur, avec des contreparties de plus en plus monstrueuses (implantation des étrangers en colonies de peuplement, concessions trop longues et iniques, surendettement,…)
-la sous-consommation ou la dilapidation des crédits en opérations peu utiles (séminaires, manifestations festives, détournements de fonds, etc.) ;
-la gestion de plus en plus discontinue du budget, avec multiplication des quotas qui s’épuiseront en un mois, une semaine, puis en un jour, puis en une heure ;
-les difficultés des plus en plus importantes de payer les salaires, avec notamment une réduction drastique (nominale, par dévaluation ou par arriérés) attendue avant la fin 2013...
Tel est, Excellence, le petit éclairage qu’un modeste citoyen voulait apporter à cette problématique contre laquelle vous vous battez et qui porte une lourde hypothèque sur vos nobles ambitions d’asseoir les bases d’un Cameroun émergent.
Dieudonné ESSOMBA
Ingénieur Principal de la Statistique
Chargé d’Etudes-Assistant N°5 au MINEPAT
Coordonnateur en Chef du Centre d’Analyses Economiques et Sociales (CAES)
Auteur du livre « Une Voie de Développement pour l’Afrique : La Monnaie Binaire » (éditions du CAES)
Tél. 237.75.12.65.83
E-mail : essombamendzina@yahoo.fr