Pour desserrer l’étau de la CEDEAO accusé de relayer les désirs de la France, le gouvernement du Président Gbabgo explore des pistes pour la création d’une monnaie nationale. Si l’idée paraît irréaliste, opportuniste ou dangereuse à quelques économistes et politiciens, elle garde une immense séduction pour bien d’autres qui réclament, depuis de longues années, l’émancipation de la monnaie africaine du Trésor français.
Le présent texte est une réflexion sur cette problématique.
I. ROLE DE LA MONNAIE
La Monnaie est un « reçu anonyme » certifiant que son détenteur a fourni un travail qu’il peut échanger avec le fruit d’un travail équivalent. Dès lors qu’une Communauté accepte qu’un objet tient lieu de reçu anonyme d’un travail ou d’une richesse, cet objet devient de la monnaie.
Il importe peu que la Communauté soit importante ou petite, riche ou pauvre. Ainsi, la cigarette jouait un rôle dans les prisons américaines, les communautés africaines utilisaient le cauri, etc. Il suffit que le fonctionnement de la monnaie soit le reflet exact du fonctionnement, et notamment que tout billet se présente comme la contrepartie d’une richesse ou d’un travail commercialisable.
En conséquence, la création d’une monnaie nationale ivoirienne, dès lors qu’une décision politique en a décidé ainsi, se réduit à une opération technique simple et relativement facile. Il s’agit de remplacer les billets et pièces CFA par les pièces et billets de la nouvelle monnaie, suivant des modalités appliquées lors des changements des coupons CFA. On peut d’ailleurs accélérer le processus en fixant des délais impératifs pour la résorption de ladite monnaie.
Une telle Monnaie courrait cependant deux principaux groupes de risques :
1. Les Risques liées à la masse monétaire : la masse monétaire doit être en permanence à l’image du système productif, mais elle peut être altérée par trois mécanismes :
-la contrefaçon : en tant que valeur précieuse, la monnaie suscite la convoitise des faux-monnayeurs, et il faut limiter leur action avec la mise au point d’un billet difficile à imiter et des dispositifs appropriés pour identifier rapidement ces cas ;
-la gouvernance : des dirigeants peu scrupuleux ou ignorants ont tendance à résoudre les problèmes de leurs économies en utilisant sans mesure la planche à billets, comme l’illustre le tristement célèbre Mobutu Sese Seko Kuku Mbgendu Waza Banga ;
-le sabotage : les puissances ennemies peuvent déstabiliser un pays par une hyperinflation, en y injectant subrepticement une importante masse de billets. On peut cependant douter que la monnaie nationale ivoirienne courre ce risque avec la France, au regard du niveau de civilisation atteint par ce pays, mais aussi par l’existence d’autres possibilités de nuire à une Côte d’Ivoire rebelle à son hégémonie.
2. Risques liées à la faiblesse du système productif : ces risques ne concernent pas la masse monétaire, mais la stabilité du pouvoir d’achat qui peut se déliter par rapport à l’extérieur, du fait de la faiblesse de l’économie. Quand la balance des paiements menace de basculer dans un déficit durable, le pays tente de s’en sortir en baissant son taux de change dans l’espoir que les biens importés se surenchérissant, l’industrie locale gagnera en compétitivité et l’équilibre sera restauré. Le succès n’est cependant acquis que si les écarts technologiques le séparant de ses partenaires ne sont pas trop importants et que l’industrie locale peut en profiter. Faute de quoi la démarche entraîne une spirale de dévaluations qui finit par dégrader totalement la monnaie.
N’importe quel pays qui évite ces risques peut parfaitement gérer sa monnaie, et c’est bien ce que font les pays d’Afrique non francophones. Il n’existe donc aucun écueil technique ou politique pouvant empêcher la Cote d’Ivoire de créer une monnaie nationale et de la gérer, mais on peut se demander si un tel choix serait pertinent.
II. LE FRANC CFA
Le Franc CFA est créé par la France en 1945, au moment où elle ratifie les Accords de Brettons. Cette monnaie vise essentiellement à restaurer l’autorité monétaire française dans ses colonies et d’interrompre des émissions locales appuyées sur d'autres devises. L’accession des anciennes dominations françaises (colonies, tutelles) à l’indépendance n’entraînera la rupture monétaire et la zone va prospérer jusqu’à nos jours. La zone CFA comprend 15 pays répartis en une région UMOA, une région CEMAC, et les Comores.
Dans son principe, le FCFA est assurée d’une convertibilité indéfinie, ce qui entraîne une équivalence de fait entre le FCFA et l’Euro. Celui qui fabrique le FCFA fabrique de ce fait même l’Euro, d’où la nécessité de a France de monopoliser ce pouvoir.
Le principal avantage du FCFA, suivant ses défenseurs, est de retirer des mains des dirigeants fondamentalement instables la gestion d’un instrument stratégique qu’ils pourraient altérer au gré de leurs humeurs. On peut y ajouter la rigueur dans la gestion qui en découle naturellement, mais aussi la convertibilité et la mutualisation des devises qui permet à la Communauté de gérer les Trésoreries des Etats sans avoir recours à l’extérieur. On peut également citer le fait incontestablement positif que le FCFA élargit les espaces économiques.
Mais nonobstant ces avantages, le FCFA est devenu le mouton noir des économistes francophones pour qui il incarne l’expression achevée du néocolonialisme. L’hostilité des Africains vient d’abord de son symbolisme. Quel que soit le discours qu’on peut tenir sur son étymologie, le mot « Franc » invoque immanquablement la France et ne lui est pas en tout cas dissociable. La survivance du nom d’un pays colonial pour désigner un instrument monétaire utilisé dans une aire anthropologique initialement opprimée était déjà un signe difficilement supportable, mais elle est devenue irrationnelle sitôt que la France a adopté l’Euro dont le nom vient d’Europe et obéit à la même logique sémantique que le Franc. Tout se passe comme si les pays francophones défendaient les symboles culturels de la France plus que la France elle-même !
La particule CFA elle-même alimente aggrave cet aspect négatif : naguère, elle signifiait « Franc des Colonies Française en Afrique », mais elle a muté en « Franc de la Communauté Financière de l’Afrique » ou « Franc de la Coopération Africaine ». Peu importe ! La reconduction du même sigle apparaît comme la preuve que la même réalité de soumission a simplement pris de nouveaux habits.
Mais au-delà ces aspects purement nominatifs, le fonctionnement du F CFA a reconduit de véritables réalités coloniales : la stratégie de l’ancien empire colonial français visant à empêcher le transfert de l'or et des billets de banque vers les colonies a pris la forme du fameux mécanisme du compte d’opérations : les devises de la zone Franc doivent être déposées au Trésor Français, qui, en échange, garantit la convertibilité du FCFA.
Sur le plan économique, le FCFA est accusé de deux principaux maux. Le premier, longuement développé par Tchuijang Puemi dan son livre « Monnaie, Servitude et Liberté » et d’autres après lui, part d’une qualité de la monnaie mise en évidence par Keynes : à l’inverse des économistes classiques qui la réduisent à un médiateur passif des échanges, la monnaie dispose d’une action économique propre, le simple fait de son émission, même sans contrepartie effective, pouvant susciter la création d’une richesse additionnelle. A condition que de telles émissions restent dans des limites raisonnables, ce pouvoir de stimulation peut être utilisé pour fonder une politique monétaire et développer un tissu productif, sans besoin de financements extérieurs. On en déduit naturellement qu’un pays privé d’une monnaie nationale ne peut exercer un tel pouvoir et se retrouve obligé de quémander des aides.
Le second argument porte sur l’arrimage à l’Euro, une monnaie peu flexible qui entraîne une survalorisation permanente du FCFA et obère considérablement leur compétitivité.
Que peut-on penser de ces arguments ? En fait, il apparaît incontestable que le FCFA reprend, sous une forme un peu plus civilisée, l’ancienne monnaie coloniale. L’extrême attachement de la France à cette zone, la surveillance étroite, l’encouragement au syndrome de l’orphelin et la promotion agressive de son compte d’opération trahissent bien un désir lancinant de maintenir ce dernier bastion de l’influence française, dans un monde où les hiérarchies se renversent et où la France nostalgique devient une puissance très moyenne.
Quant à la capacité du système à assurer la crédibilité internationale de la monnaie africaine, l’argument est très faible. De fait, le commerce international est un troc, certes, sophistiqué, mais un troc. Et dans ce troc, chaque pays emporte chez lui l’équivalent de ce qu’il a vendu. Pas plus, ni moins. Dans ces conditions, les mécanismes du FCFA apparaissent comme un mode opératoire qui, peut, certes avoir ses avantages, mais qui ne modifie pas le fait fondamental qu’on n’achète que l’équivalent de ce qu’on a vendu. L’existence de la caisse commune que représente le compte d’opérations présente la possibilité de crédits entre les membres, mais ce n’est qu’une virtualité qui dans les faits, n’a pas d’intérêt pratique.
Quant aux échanges régionaux, ils sont davantage déterminés par la puissance des appareils productifs et non par la monnaie ; la nature extravertie de ces économies relativise considérablement cet avantage putatif.
En définitive, le FCFA ne présente aucun avantage particulier, en dehors de celui d’être transnational, et relativement indépendant des pouvoirs locaux dont on connaît l’irrationalité, la versatilité et la mégalomanie. Pour autant, une monnaie nationale ne présente pas plus d’avantages, contrairement à ses thuriféraires dont les thèses se situent dans le cadre des analyses économiques traditionnelles qui ignorent le concept de marge de manœuvre. La Côte d’Ivoire aura beau jouir d’une monnaie nationale, ce n’est pas pour autant qu’elle pourrait créer une industrie viable de téléviseurs, compte tenu d’un grand nombre d’autres facteurs constrictifs. La souplesse qu’elle est censée donner ne permettant pas aux entreprises de profiter d’une dévaluation pour gagner en compétitivité, elle peut même devenir un luxe dangereux, avec cette possibilité de la monnaie de se déliter indépendamment des erreurs de gouvernance.
En définitive, la situation de la Côte d’Ivoire ne changerait absolument en rien, qu’elle crée une monnaie nationale ou qu’elle reste dans la zone CFA. C’est une opération absolument neutre sur le plan économique, mais qui peut se justifier sur le plan politique, ce qui n’est pas l’objet de notre débat.
III. LE FRANC CFA ET LE MIR : UNE OCCASION D’INSTAURER LA MONNAIE BINAIRE EN COTE D’IVOIRE
Plutôt que d’opposer le MIR au FCFA, la Côte d’Ivoire dispose d’une occasion en or pour instaurer le seul système capable de développer l’Afrique, à savoir la Monnaie Binaire.
Pour bien comprendre le principe de cette monnaie, il faut noter que les autorités d’un pays peuvent relancer l’économie par la consommation, en augmentant notamment les salaires. Malheureusement, cette démarche n’est pas possible en Côte d’Ivoire, ni dans d’autres pays d’Afrique, car toute augmentation des salaires, loin de profiter au secteur productif local, est évacuée à l’extérieur en achat de biens importés, aggravant le déficit de la balance commerciale et le risque de surendettement.
Afin d’échapper à ce piège, on peut envisager la solution suivante : plutôt que d’augmenter les salaires avec le FCFA, on le fait avec une Monnaie Locale inconvertible. Une telle monnaie, qui ne permet d’acheter que des biens et services produits à l’intérieur de la Côte d’Ivoire, retient ainsi le pouvoir d’achat qui ne s’écoule plus à l’extérieur et permet le développement des activités incapables de survivre avec le FCFA.
C’est cette situation où cohabitent deux monnaies qui est la Monnaie Binaire.
La Monnaie Binaire n’est pas une invention. La Suisse l’applique depuis 1934, ce qui explique l’incroyable résistance de ce pays qui ne connaît pratiquement pas de crise économique, et dans une ville américaine appelée Ithaca. Un grand nombre de villes ont créé des systèmes analogues.
Mais à l’inverse de ces expériences qui ont un caractère associatif et qui superposent à une monnaie nationale des monnaies locales dites sociales, la Monnaie Binaire est un système institutionnel, où l’Etat bat deux monnaies différentes, dont l’une, appelée « devise », est en proportion des recettes extérieures et l’autre, appelée « invise », correspond à la production nationale non exportée.
Les autorités de la Côte d’Ivoire pourraient ainsi créer leur monnaie, le MIR, totalement inconvertible, mais en laissant le FCFA en circulation, lequel jouerait alors le rôle de devises.
Cette technique permettrait à la Côte d’Ivoire de bondir à un taux de croissance 10% pendant au moins 25 ans.